Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Opus 77 d'Alexis Ragougneau
La note sensible de Valentine Goby

3ème mouvement

3ème mouvement

En 1933, Dimitri Chostakovitch compose l'Opus 77, une suite symphonique en quatre mouvements qui, pour résumer, organise une bataille acharnée entre le violon solo et l'ensemble de l'orchestre. Pour Alexis Ragougneau, l'occasion de développer une allégorie qui tient le lecteur en haleine tout au long du roman, allégorie qui vient rapprocher l'argument musical de l’opus 77 à la communication défaillante entre un père chef d'orchestre et son fils violoniste. La narratrice est Ariane, la sœur du violoniste. Elle est pianiste professionnelle et très proche de son frère David avec qui elle a partagé les leçons de David Claessens, leur père, un homme froid, ne pensant qu'à sa carrière, de surcroît jalonnée de rencontres avec de futures cantatrices, jeunes et belles femmes dont il fait éclore la carrière musicale. Il oscille aux dires d'Ariane entre "Don Giovanni et le Commandeur", métaphore empruntée au Don Giovanni de Mozart, dont il est question également dans le roman de Valentine Goby.
La note sensible fait la part belle au mystérieux violoncelliste Vendello et  à sa jeune voisine. Avec le violoncelliste, le violoncelle bien évidemment, qui donne lieu à de belles descriptions notamment lorsque la narratrice récupère l'instrument chez le luthier qu'elle observe en pleine sculpture. Mais l’argument principal est bien évidemment la relation étrange qui se noue petit à petit entre ces voisins de palier d'un immeuble parisien, une obsession amoureuse plutôt, entretenue à travers une fine cloison qui ne résiste pas à Mozart... !
Ces deux romans parlent forcément à l'oreille des musiciens : avec violence et acharnement dans Opus 77, avec davantage de douceur et de poésie dans La note sensible. Opus 77 décrit l'univers professionnel de la musique, longues heures d'entraînement, leçons et concours, récitals et tournées dans une langue virevoltante, acharnée à décrire un monde impitoyable en même temps qu'une famille décomposée. La prouesse littéraire est la fusion entre la langue et la structure du roman et celles du fameux Opus 77.
De son côté, Valentine Goby donne la narration au personnage principal sans jamais que son prénom soit cité. Même son voisin s'obstine à la nommer "ragazza". Il est bien vrai qu'il s'agit d'une jeune fille, rêveuse et amoureuse. Rapidement, l'attention portée à Vendello surpassera, à la honte de la ragazza, toute autre forme de préoccupation. Le roman contient de très belles descriptions d'univers sonores ou visuels : déplacements des locataires dans l'escalier et les étages, activités du mystérieux Vendello dans son appartement, toits de Paris, atmosphères matinales de Paris qui s'éveille.

Extrait La note sensible p. 19 :
[...] Vendello et moi n'avions en commun qu'une mince cloison entre deux appartements. Pour moi, son existence se résumait à un ensemble de sonorités plus ou moins fréquentes et familières. Bruits de pas, claquements de portes, robinets ouverts et fermés, rugissement d'aspirateur, choc de cintres contre la penderie, cliquetis de clés dans la serrure, déplacements de meubles, grincements de lits. Il était aussi la mélodie fredonnée dans l'escalier. Par la force des choses, nous partagions son amour du violoncelle et de Mozart. Je souris encore en me rappelant le jour de mon emménagement dans l'immeuble. Tandis que son mari s'emparait de mes valises, Mme Petit me vantait les mérites de ma nouvelle demeure. Elle affirmait que mon appartement était l'un des plus calmes, et que j'avais de la chance d'être en agréable voisinage. "Vous allez bien vous entendre", avait-elle professé. Elle avait eu au moins à demi raison j'entendais très bien mon voisin. [...]

Extrait 1,  Opus 77, début de la première partie, Nocturne :   
Nous commencerons par un silence.
Mais les minutes de silence, vous savez bien, ne durent jamais soixante secondes pleines, y compris dans le recueillement d'une basilique genevoise, un jour de funérailles. L'impatience a vite fait de surgir, quoique l'assemblée se compose pour l'essentiel de musiciens de l'OSR, par définition respectueux du tempo imposé par leur chef. Cette fois, Claessens n'est pas au pupitre. Il est couché dans son cercueil, devant l'autel, couvé des yeux par un curé pénétré de sa mission. Célébrer l'artiste. Glisser deux ou trois mots sur une possible inspiration divine ; on ne sait jamais, ça ne mange pas de pain, un peu de prosélytisme de nuira pas au défunt. Quant à sa fille, assise au piano quelques mètres plus loin, elle ne dira probablement rien tellement elle a l'air ailleurs.
Il y a, surplombant mon clavier, nichée dans la pierre, une Vierge à l'Enfant. Son visage tourné vers le vitrail accroche la lumière du jour. Le Christ, poupon joufflu, cheveux bouclés, me fixe de ses yeux d'albâtre, l'air supérieur. Pas moyen de savoir ce qu'il pense ; sous la Mère et son Fils, dans ma robe de soie noire un peu trop décolletée pour l'occasion,  ma tignasse rousse au-dessus des touches ivoire, je dois sûrement faire mauvais genre, une véritable Marie-Madeleine. Je suis venue jouer un air à l'enterrement de mon père. Je n'ai rien trouvé d'autre que d'enfiler la première robe de concert dénichée dans un placard. Là-bas, au deuxième rang, quelqu'un renifle et pleure, à la fin c'est agaçant. Je me sens si étrange, voire étrangère, comme si je donnais un récital à l'autre bout du monde, à Sydney, à Tokyo, encore sonnée par le décalage horaire.
[...]


Extrait 2, Opus 77, début de la troisième partie, Passacaille :
[...] La première fois que je l'ai vu, je l'ai pris ni plus ni moins pour le concierge, ou l'homme de ménage. C'était quelques mois déjà après l'accident industriel du Victoria Hall ; comme poussé par le diable en personne, David s'était fait violence, avait changé de conservatoire, quitté Genève pour Lausanne, loué une chambre là-bas ; la soixantaine de kilomètres séparant les deux villes avait valeur d'exil, d'expédition à l'autre du bout du monde, en Papouasie, en Alaska, en territoire hostile. 
[...] David m'avait donné rendez-vous rue de la Grotte, dans le hall principal. A l'heure dite, c'est un petit papy vêtu d'un chandail à losanges sous une blouse grisâtre, au visage parcheminé, aux lunettes épaisses qui descend me chercher. A sa ceinture, pendue à un mousqueton, une guirlande de clés. Il me serre la main en m'observant derrière un sourire bienveillant. Votre frère vous attend. Nous empruntons le grand escalier central. Puis, très vite, un autre, plus modeste. Un vrai dédale tournicotant. J'ai l'impression qu'il m'emmène dans une section du bâtiment assez peu fréquentée. Autour de nous, les élèves se font rares, puis s'évanouissent tout à fait à mesure de notre ascension.
Le vieillard grimpe avec méthode et lenteur, marche après marche, tempo régulier,
lento, voire lentissimo, tirant à lui la rambarde de fer, soufflant à chaque nouveau palier. Les clés cliquettent à sa ceinture. Je lui demande s'il n'y a pas d'ascenseur. Bien sûr, qu'il y a un ascenseur. Pourquoi ? Vous êtes pressée ? Depuis le hall d'entrée il n'a cessé de sourire, de ce sourire modeste, courtois, désuet et lisse qui, finalement, à y regarder de plus près, n'est pas si rassurant.
Nous finissons dans une petite salle de répétition sous les toits, dotée d'un simple piano droit. David est là. Je ne l'ai pas revu depuis une éternité. Trois semaines au moins. Je lui trouve quelque chose de changé dans le regard, entre défi et colère. A ses côtés, le Vuillaume et ses deux archets, rangés dans l'étui. Pas une partition, nulle part.
J'embrasse mon frère et remercie le vieillard en frémissant d'avance sur la descente qui s'annonce vers sa loge ou son local à balais ; je m'apprête à lui conseiller l'ascenseur, mais il préfère s'asseoir dans un coin de la pièce, tout à côté du radiateur. Je remarque alors à ses côtés, dans une boîte en bois d'un autre temps, un second violon.

Ma chère Ariane, votre frère et moi voudrions solliciter vos services...  [...]

Opus 77 ; Alexis Ragougneau ; Viviane Hamy ; 2019 ; 242 p. ; 19,00 €

La note sensible ; Valentine Goby ; Gallimard 2002 ; Coll. Folio ; 234 p.

Tag(s) : #Littérature française
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :